Depuis plusieurs semaines, on parle beaucoup de racisme dans les médias sociaux. De notre côté, on le remarque depuis toujours, la scène musicale canadienne, et même américaine, ne laisse pas de place aux artistes d’origine asiatique. Il y en a plusieurs, mais rarement on peut les voir dans des galas, dans une fête nationale ou dans un festival d’été. On a donc décidé de demander quelques questions à trois artistes francophones d’ici : Sarah May Vézeau, Sophie Chen et Ai Rei Dooh-Tousignant. Dans les prochaines semaines, on présentera d’autres entrevues sur le même sujet.
Tu es née dans quelle région?
Je suis originaire d’Ottawa, mais j’habite maintenant à Toronto.
Tes origines asiatiques proviennent de quelle région de l’Asie?
Ma famille asiatique provient de la Chine continentale.
Est-ce que tu as certaines valeurs culturelles provenant de l’Asie que tu as imprégnées dans ta vie?
La célébration de la nouvelle année lunaire est fêtée à chaque année dans ma famille, ainsi que le Festival de la lune au mois de septembre. Je cuisine aussi des mets chinois (surtout de la région de Shanghai). J’ai grandi avec de la musique classique européenne et chinoise, et je joue le erhu (violon chinois).
Tu chantes en anglais et en français. Penses-tu un jour chanter dans une langue asiatique?
Un jour, j’aimerais avoir des versions en mandarin pour certaines chansons.
Parle-moi de ton projet Ink Sticks & Stones.
Ink Sticks & Stones est le nom que j’ai donné à mon projet personnel de musique. Je voulais un nom versatile qui ne donnait aucune indication évidente de qui j’étais à première écoute. J’aime écrire des histoires et de la musique, donc je les ai combiné ensemble. J’étais très contente de travailler avec Pierre-Luc Barr en tant que co-réalisateur (barrsbackyard.com), qui a bien compris mes intentions et ma vision quant aux contes/chansons. À présent, j’ai surtout composé du folk/rock, mais je planifie rapidement aussi explorer l’instrumental et un peu d’électro-pop.
On parle beaucoup de société inclusive et de racisme depuis quelques semaines dans l’actualité. As-tu déjà été victime de racisme dans ta vie?
Oui, et à plusieurs reprises. J’ai entendu des commentaires blessants comme « retourne à ton pays » et « ta famille devrait être déportée ». Récemment, la peur du virus COVID-19 a réveillé une vague évidente de discrimination, de préjugé, de racisme, de méfiance, et de blâme envers la population canadienne-chinoise.
Mais il y a beaucoup de micro-agressions racistes dont les gens ne se rendent pas compte. En voici un exemple. Ma chanson The Lady Of Forgetfulness a un violon chinois et quelques noms en mandarin. À cause de cela, plusieurs gens de l’industrie de musique considère la chanson comme internationale. Même si je suis canadienne, tous les musiciens sont canadiens, et que les producteurs/mixeurs sont canadiens, le son n’étant pas facile à classifier dans les catégories de musique et de culture populaire et majoritaire, la chanson est automatiquement considérée internationale, perpétuant la stigmatisation de « l’autre ». Je crois qu’il est important de reconnaître que le son de la musique canadienne doit être aussi diverse que sa population. Si l’artiste est canadien, alors la musique est canadienne, peu importe la sonorité.
Selon moi, la musique n’est pas universelle. Si ce l’était, on écouterait au Canada des artistes comme la chinoise Faye Wong et la japonaise Ayumi Hamasaki à la radio canadienne. Ce n’est pas le cas. Que penses-tu de cette ouverture aux musiques provenant d’ailleurs?
Autant que je suis ouverte à plus de musique internationale à la radio, je ne voudrais pas que ça renforce comment on classifie présentement la musique canadienne. Le défi est de créer une programmation avec de la musique internationale, tout en incorporant plus de diversité dans la programmation canadienne. Sinon, les artistes canadiens d’origine asiatique (ou autre pays non européen) qui souhaitent explorer des sons de leur culture continueront à être stigmatisés comme « autre » ; leur musique catégorisée comme international.
Le mouvement de la musique K-Pop (populaire coréenne) devient de plus en plus grand, avec un nombre incroyable de fans en Amérique du Nord. Autant que leurs chansons et vidéos sont largement partagés (que j’adore!), on ne voit pas une hausse d’artistes canadiens ou américains avec des origines coréennes dans les médias mainstream, malgré que ces populations existent et sont très actives.
Il y a beaucoup d’artistes canadiens d’origines asiatiques sur la scène musicale canadienne et pourtant on ne peut les voir que très rarement dans des émissions de télé ou bien dans des événements comme la Fête nationale du Québec. Pourquoi selon toi?
Il y a plusieurs hypothèses autour du manque de la représentation des artistes d’origine asiatique sur les scènes et dans la musique mainstream.
De un, il y a toujours la perception que quelqu’un avec une apparence asiatique est soit un immigrant, un expert des mathématiques, sciences, et technologies (pour les hommes), ou docile et obéissante (pour les femmes). L’image désirée d’un artiste populaire est centrée autour être physiquement désirable, être cool et un idol, et/ou très branché dans la culture populaire. Les stéréotypes du nerd asiatique, de la femme docile, ou de l’immigrant sont en conflit avec ceci. Ces stéréotypes existent à cause du mythe de la minorité modèle.
Dans les cas où un artiste réussi à devenir un/une vedette, l’artiste soit n’est pas évidemment d’origine asiatique (comme Bruno Mars, Vanessa Hudgens, Hailee Steinfeld), ou devient victime d’Orientalisme (la perception européenne de l’est) et d’hypersexualisation. L’artiste risque donc de tomber dans d’autres stéréotypes imposés, limitant leur habileté de grandir et poursuivre une carrière de manière authentique pour eux.
C’est dans ces circonstances qu’on pose la grande question de l’industrie mainstream de musique : Mais à quel public pouvons-nous vendre cet artiste? La majorité du temps, l’industrie de musique ne peut pas voir ces artistes plus loin que leurs origines asiatiques, donc la réponse devient tout simplement qu’ils « ne peuvent pas les vendre au grand public ». Les gens avec l’argent et le pouvoir ne veulent pas prendre ces risques. Le bassin d’artistes d’origine asiatique reste donc petit et peu populaire.
Les émissions de télévision et les grands galas doivent attirer un grand public. C’est ce qui est la preuve de leur succès et leurs permet de trouver des commanditaires/partenaires. Tant que l’industrie de la musique (les promoteurs, les exécutifs, les gérants d’artiste, les agents de mise en marché, etc) ne veut pas investir dans les artistes d’origine asiatique, il n’y en aura pas dans les événements télédiffusés ou les grands spectacles.
Que conseillerais-tu aux télédiffuseurs et aux créateurs de spectacles dans ce contexte?
Malheureusement, le problème va au-delà de juste les télédiffuseurs et créateurs de spectacles (comme j’ai mentionné dans la réponse ci-haut).
Dans les cas où il y a un artiste d’une culture minoritaire visible (noir, autochtone, d’origine asiatique, etc), ces artistes demeurent la minorité. Ces sélections dans une panoplie d’artistes blancs ne deviennent qu’un geste symbolique racial (tokenism), pour dire qu’il y a de la diversité et que les producteurs/créateurs ont rencontré le quota minimum pour se défendre contre des accusations de discrimination. Il y en a plusieurs qui vont dire qu’ils supportent plus de diversité sur scène, mais qu’il y a un manque d’artiste. Voilà où commence le cercle vicieux ; ils doivent montrer ce qui touche le grand public, mais ce que le grand public aime est dicté par l’industrie.
Il faut aussi se rappeler du danger de mettre un certain nombre d’artistes en milieu minoritaire sur un piédestal. La conséquence est que suite au succès de ces artistes tokens, il y a l’illusion que tous les autres de leurs communautés sont maintenant traités de manière égale. Juste parce que l’artiste Awkwafina devient de plus en plus populaire ne veut pas dire que les gens de la communauté asie-nord-américaine connaissent moins de discrimination et de racisme.
Tu as lancé une nouvelle chanson intitulée Clockworkbeats. Peux-tu m’en parler?
Clockworkbeats est une chanson que j’ai écrite lors d’une peine d’amour suite à une brisure particulièrement difficile. Je sentais une douleur dans ma poitrine, un vide souvent décrit dans plusieurs chansons. Je voulais explorer ce sentiment à ma manière : avec une histoire. J’ai donc écrit un conte au sujet de deux robots qui tombent en amour. Un donne une partie de son coeur à l’autre pour l’aider, mais cette partie du coeur quitte lorsque la relation prend fin. La version sur l’album est une version acoustique. Une autre version avec des percussions, pour représenter le battement du coeur robotique, me chicotait l’esprit. J’ai donc embauché deux artistes que je connais depuis longtemps pour m’aider à réussir ceci : Andrew Huang (canadien-chinois, andrewhuang.com) pour enregistrer et programmer des sons d’horloge, et Inaam Haq (canadien-filipino-pakistanais) pour la production, réalisation, mix, et le mastering.
Parle-moi un peu de tes projets en ce moment.
Je suis présentement en enregistrement pour un single et un EP.
Mon prochain single sortira avec des versions en français et en anglais (simultanément) pour rejoindre mes deux publics. Tout ce que je peux dire pour l’instant est que c’est une autre histoire qui se passe au fond de l’océan avec un son plus électro-pop.
Le EP intitulé Vaste, parlent du nord de l’Ontario, de mes expériences, tant positives que négatives, et de la beauté de la région. L’album est entièrement instrumentale avec des éléments de musique classique européenne et chinoise.
Un autre de mes projets, qui est encore en tout début de développement, est un EP où je veux combiner ma passion d’écrire des contes en chanson avec des moments clés de l’histoire chinoise-canadienne. Il y a tellement dans notre histoire qui n’est pas enseigné, comme la construction du chemin de fer canadien, la présence des chinois-canadiens dans les 2 guerres mondiales, plusieurs lois canadiennes contres les chinois, la « Chinese Head Tax »… la liste est longue.
Il n’y pas de dates de sortie fermes en ce moment pour ces projets.
Que fais-tu de tes journées dans cette période de confinement.
Je suis présentement en réhabilitation suite à un accident, donc je me repose, je fais mes exercices, et j’essaie de retrouver mon quotidien. Pour en savoir plus, j’en parle parfois sur mon compte Instagram (@inkxns).
Quand je peux me le permettre, j’écris, je me promène en nature, je lis, et je continue tranquillement mes projets de musique.